LA PAROISSE DU SACRÉ-COEUR AU DEUZELD (SCHOTEN)
Souvenirs de famille, lettre de Dom Edmond Meeùs
A mes neveux et nièces.
En Mai 1972 j’apprenais incidemment que l’église du Deuzeld (Schoten-Anvers) allait être démolie. De nombreux souvenirs de famille étant attachés à cette église, je voulus aller la photographier avant qu’il ne soit trop tard.
L’église était fermée, désaffectée, son toit laissait percer la charpente. Déjà avant la guerre de 1940 on avait projeté de construire une autre église située plus au centre de l’agglomération qui s’était fortement étendue dans la direction de Merxem. Pendant la guerre de 1940-45 de nombreuses V1 et V2 tombèrent dans les environs immédiats de cette église et l’endommagèrent gravement ainsi que l’école des filles qui lui était contiguë et qui fut d’ailleurs démolie. Après la guerre on reconstruisit l’école. On ne toucha pas à l’église qui fut remplacée par une nouvelle, mieux située pour les besoins nouveaux.
Trouvant l’église fermée, je sonnai, sans aucune raison, au presbytère voisin. Ce geste allait me valoir de précieux renseignements dont la présente notice veut vous faire part.
Je savais que Papa, Xavier Meeùs, avait fondé cette église ainsi que le presbytère et la maison des Soeurs qui la flanquaient et l’école des filles s’étendant derrière ces trois bâtiments. C’est à peu près tout ce que nous savions. Jamais Papa ne nous parlait de cela. Ma visite au curé allait m’en apprendre davantage.
Reçu très aimablement par le curé, l’abbé Beckers, que je ne connaissais pas, nous bavardons du passé. Le curé s’y est toujours intéressé et se propose d’organiser pour le 75 e anniversaire de l’église et surtout de l’école qui elle, est en pleine activité, une exposition rétrospective et une petite fête. Il m’a communiqué deux documents intéressants.
Une note manuscrite relatant l’histoire de la fondation telle que rédigée par l’abbé Goetschalckx, à l’époque vicaire à Ste Cordule de Schoten (dont dépendait le hameau du Deuzeld) et plus tard curé à Eekeren-Donk.
L’autre, une brochure: “50 Jaar. Rond een nederig kerksken. 1897-1947” (50 ans. A propos d’une humble église) Cette brochure rédigée par l’abbé A. Van Rensenberg, à l’époque curé du Deuzeld, reprend in extenso le texte de la note manuscrite, texte qui a d’ailleurs aussi été repris dans “Geschiedenis van Merxem, Schoten en St. Job in ’t Goor” par l’abbe Goetschalckx, édité en 1919 par l’Imprimerie J. Vermeiren à Eekeren-Donk.
L’abbé Goetschalckx, témoin de première main puisque acteur a écrit en un flamand savoureux, il a écrit “comme on parle” sans faire de littérature. Son texte est encore tout imprégné des sentiments de gratitude et de joie qu’il éprouva lors des faits. J’ai taché de traduire en restant aussi près que possible de ce style si vivant et si populaire.
Mon but n’est pas de provoquer une vaine gloriole, mais je crois qu’il est bon que cet exemple magnifique vous soit connu et qu’il soit conservé dans la famille.
Voici ce texte
Le 7 avril 1857 avait lieu par devant Me Toussaint, notaire à Bruxelles, la constitution de la Société Anonyme “Het Suikerfabriek van Schoten” (La Sucrerie de Schoten). La tête de cette Société était Monsieur Eugène Meeùs, encore jeune à cette époque (1) et qui fut plus tard Membre de la Chambre des Représentants et Président de l’Association Conservatrice d’Anvers (2). Il choisit pour y ériger la sucrerie un terrain situé à Schoten, le long du canal de la Campine qui avait été creusé l’année précédente et sera ouvert à la navigation l’année suivante.
Cette Sucrerie qu’on commence à construire dès avril, donc immédiatement après la constitution de la société et qui en octobre suivant était mise en activité, fut une vraie providence pour toute la région et la source de tout le bien-être et de la prospérité qui y règne aujourd’hui.
A l’époque, en avril 1857, lorsque M. Eugène Meeùs posa la première pierre de la sucrerie, le seul bâtiment existant dans la région était la maison du pontonnier au canal, construite en 1856. Entre le canal et l’actuelle voie du tram (3) les environs étaient couverts de maigres taillis de chênes traversés par un chemin de terre qui allait de la Korte Deuzeldstraat, vers le pont du Schijn et de là par Kruininghe et Gallifort vers Deurne.
Mais à peine la Sucrerie était-elle en activité que les alentours changèrent d’aspect. De l’autre côté du canal deux industries vinrent s’établir et coopérèrent au changement: la « Grande Blanchisserie de Schoten » et la « Malterie de Bal et Cie » Bientôt les maisons surgirent l’une à côté de l’autre le long du chemin de terre que la Sucrerie fit bientôt remplacer par une chaussée pavée, reliant ce coin au canal et à la grande chaussée de Merxem à Schoten. Comme le salaire des ouvriers de la Sucrerie était élevé et que la fabrique prenait chaque année de l’extension le nombre des ouvriers augmentait et les maisons ouvrières s’ajoutaient les unes aux autres tant et si bien que là ou auparavant il n’y avait que des fourmis, des oiseaux et quelques lièvres ou lapins, vivait maintenant toute une population ouvrière très active. Lorsque nous y fîmes en 1892 notre première visite, tout le côté gauche de cet ancien chemin de terre, depuis la voie du tram jusqu’au canal se trouvait transformé en une belle chaussée, bordée, sauf quelques bouts de terrains, de maisons occupées principalement par des ouvriers. La population s’y élevait à 7 à 800 habitants. Cette saine et courageuse population ouvrière était, comme on le sait, le plus souvent très prolifique et formait d’excellents pères de familles. Aussi bientôt les enfants y grouillèrent-ils. Mais… où tout ce petit monde allait-il à l’école ?
Au village (Schoten) il y avait bien une belle et suffisamment grande école pour garçons, de même à la Borkelstraat pour les filles, et entre ces deux à la Lange Nieuwstraat une école gardienne pour les plus petits. Ne pouvaient-ils y aller ? Bien sûr, et c’est d’ailleurs ce qu’ils faisaient, au début même très volontiers. Aussi longtemps que la Sucrerie ne compta que quelques dizaines de foyers, il n’y eut pas de difficulté. On se rendait bien compte qu’on ne pouvait ériger de coûteuses écoles dans tous les coins de la commune et pour quelques enfants. N’oublions pas que la Sucrerie était à au moins 25 minutes de l’école des garçons et des filles et à 20 minutes de l’école gardienne, aussi se demandait-on si ce régime était encore possible maintenant que le hameau devenait si important et les enfants chaque année plus nombreux. Etait-il raisonnable, possible, de continuer à forcer tous ces enfants, surtout les plus petits et les filles, à se rendre à l’école en hiver, par tous les temps, pluie, vent ou neige, ou par les fortes chaleurs de l’été ? Etait-ce humain ?
Bien souvent notre bon curé en eut le coeur navré, et ce fut le premier souci qu’il nous fit prendre à coeur ne pouvant plus se charger lui-même en raison de son état de santé d’y trouver une solution. Poussé par lui, nous nous mîmes immédiatement à l’oeuvre. Nous essayerons, selon son principe, non pas d’atteindre tout à la fois, mais d’y arriver par pièce et morceau, et tout d’abord d’arriver au plus nécessaire : une école de filles et une école gardienne. Les Soeurs de l’école du village mirent leurs enfants, tant ceux de Schoten que du Deuzeld, en prières pour obtenir de la Bonté divine qu’elle bénisse nos efforts.
Après avoir mis les enfants à l’oeuvre en avant-garde, nous fîmes part de la pensée du curé à M. Eugène Meeùs fils, à l’époque directeur de la Sucrerie et peu après, lors d’une occasion à M. Eugene Meeùs père, fondateur de la Sucrerie. Tous deux partageaient pleinement nos souhaits. Nous fîmes également part de nos voeux au bourgmestre, le chevalier Werner van Praet, un véritable ami du peuple. Lui aussi approuva d’enthousiasme notre idée et promit de s’efforcer d’obtenir du Conseil Communal un subside aussi élevé que possible pour l’école libre que nous projetions, surtout pour l’école gardienne. Tous les bien-pensants étaient d’ailleurs en plein accord avec nous, mais tout cela ne nous donnait encore qu’approbations et une promesse provisoire.
Et c’était tout a la fin de 1894 ou début 1895, la devise de notre curé étant de ne rien précipiter, nous attendions que les événements se déroulent. Les enfants continuaient à faire l’assaut du ciel par leurs prières.
Les choses en étaient là lorsqu’une après-midi nous reçûmes à l’improviste la visite de M. Eugène Meeùs père et de M. Eugene Meeùs fils ainsi que de M. Xavier Meeùs frère du précèdent. Et quel était le motif de cette visite que nous faisaient ces trois Messieurs Meeùs ? Voici en toute simplicité mais en toute exactitude historique ce qui se passa. Aussitôt que nos trois visiteurs
eurent pris place dans notre humble chambre, M. Eugène Meeùs père
dit : “Monsieur le Vicaire, mon fils Xavier a en vue une grosse et très importante affaire, dans laquelle il s’agit de grosses sommes. Une affaire qui peut-être décidera de son avenir et qui devrait se décider d’ici peu, d’ici quelques semaines, peut-être quelques jours. Nous venons vous demander d’unir vos prières aux nôtres et de faire aussi prier les Sœurs et les enfants de l’école pour que, et jusqu’à ce que, l’affaire réussisse. Si le bon Dieu exauce nos prières, -et cela sera- alors vous recevrez à la Sucrerie non seulement les écoles que vous souhaitez, mais aussi une maison pour les Sœurs qui y donneront classe et par dessus le marché une église et un presbytère pour y ériger une paroisse.”
Nous n’en croyions pas nos oreilles ! Et pas besoin de demander avec quel enthousiasme nous acceptâmes. Aussi dès le départ de nos visiteurs au grand coeur, volâmes nous jusqu’au presbytère communiquer cette bonne nouvelle à notre bon curé Van Meensel qui aussi heureux que nous se joignit à notre conspiration et nous donna immédiatement carte blanche pour tout ce qui normalement devrait se décider et se faire pour l’érection de cette
nouvelle paroisse. De suite aussi, nous nous hâtâmes au Couvent y raconter la joyeuse nouvelle, et dès le soir les prières commencèrent au presbytère, à la maison du vicaire et dès le lendemain matin à l’école, sans que cependant personne d’autre ne soit initié au secret. Et on pria, et les enfants prièrent et les Soeurs prièrent. On fit violence au ciel.
L’auteur dans son savoureux flamand écrit “dat de tanden
klapperden” - que les dents en claquaient !
Et, à peine 3 semaines plus tard, nous reçumes, de nouveau à l’improviste la visite de ces trois mêmes Messieurs.
Rayonnant de joie et de bonheur ils nous apportaient la bonne nouvelle que grâce à Dieu, l’affaire était conclue et que le jeune Xavier Meeùs tenait toutes ses promesses et qu’on allait immédiatement commencer la construction de deux écoles et que celles-ci, une fois construites, seraient pourvues de tout le nécessaire, flambant neuf, et que dès lors il ne nous restait qu’une chose à régler : faire en sorte d’avoir des Soeurs ! Après cela, sans grand délais, le couvent, le presbytère et l’église suivraient.
Si ce soir là il y eut des prières d’action de grâce qui montèrent vers le ciel qui non seulement avait exaucé nos prières mais nous avait largement, très largement accordé beaucoup plus ! Personne, ni le curé, ni le vicaire n’avait jamais auparavant songé à l’érection d’une nouvelle paroisse à la Sucrerie, nous n’aurions même pas osé y songer. Et voilà que tout nous arrivait en une fois de la corne d’abondance de la Providence.
Et de fait, comme promis, on ne traina pas, on désigna immédiatement un terrain où tout serait rassemblé, église, écoles, couvent et presbytère. Les plans furent faits sans retard, les mesures déterminées, l’architecte désigné, les pierres, le bois, la chaux amenés sur place et on se mit à bâtir.
Au mois d’août suivant le toit rouge de l’école brillait au soleil, les mois suivants c’étaient les murs étincelants, les bancs brillants de nouveauté et tout le matériel choisi parmi ce qu’il y avait de plus nouveau, et le dernier dimanche de septembre l’école était solennellement bénie par le Rév. Monsieur Constant Meeùs, curé de St Willibrord à Anvers, oncle du généreux donateur. La cérémonie fut suivie d’une série de fêtes populaires où le lait et le chocolat coulèrent à flots et qui furent clôturées le soir par un grand et splendide feu d’artifice. Après l’école, ce fut le couvent des Soeurs, qui en attendant s’étaient installées chez leurs consoeurs de la Borkelstraat. Le 10 janvier 1897 l’église du Sacré-Coeur était ouverte au culte.
1) Il est né à Anvers le 5 février 1830
2) Nom du Parti Catholique à l’époque
3) Disparu depuis, le tram suivait la Deuzeld straat depuis la Vieille Barrière à Merxem jusqu’à Schoten
Voilà le récit de l’abbé Goetschalckx. Il ne demande aucun commentaire. Complétons-le rapidement en donnant quelques détails sur la suite, détails puisés dans la brochure “Een nederig kerksken”.
Le Deuzeld qui en 1857 ne comptait, nous l’avons vu, qu’une seule maison, celle du pontonnier au canal, se développe dès que la sucrerie y est installée, et compte en 1892 près de 800 habitants pour dépasser les 4000 en 1947, soit 90 ans plus tard.
En 1896 c’est l’inauguration et la bénédiction de l’école par l’oncle constant, curé-batisseur de l’église S. Willibrord à Borgerhout-Anvers. Après l’école, la maison des Soeurs, l’église et le presbytère suivirent. La première pierre de l’église fut posée le 30 avril 1896 par Xavier Meeùs et sa fiancée, Maria de Winter. Au cours de la démolition de l’église en juillet 1972 on retrouva, scellé dans la première pierre un parchemin dont voici la traduction. Il est en flamand.
A.M.D.G.
En l’an 1896, sous le Pontificat de S.S. Léon XIII et le règne de S.M. Léopold II, le Révérend M.Van Meensel étant curé de Schooten, en reconnaissance pour un bienfait reçu, en l’honneur du Sacré-Coeur de Jésus et pour le bien spirituel de la population du hameau du Deuzeld, cette église a été érigée par Monsieur François-Xavier Meeùs habitant Anvers. - Cette première pierre a été posée par Monsieur François-Xavier Meeùs et sa future femme Mademoiselle Maria De Winter, le 30 avril 1896 Architecture: M. D’Hooge, de Merxem.- Entrepreneur: M Victor Van Horenbeeck, d’Anvers.
Une fois les constructions achevées on mit l’administration en branle pour obtenir la reconnaissance officielle de la nouvelle paroisse. Dès le 5 janvier 1897 le Cardinal Goossens, archevêque de Malines, avait désigné le Recteur de ce qui était encore une chapellenie dépendante de la paroisse de Schoten. Le 12 février 1897 paraissait au Moniteur le décret officiel signé le 9 par le Roi Léopold II et le même jour le Cardinal érigeait la chapellenie en paroisse et désignait l’abbé Frans Van Dingenen vicaire à Wommelgem comme premier curé.
Le 5 Septembre 1901 le Cardinal Goossens lui-même, malgré son grand-âge venait au Deuzeld pour consacrer l’église. Un des plus lointains souvenirs qui m’est resté dans la mémoire se rattache à cette cérémonie ! Pour autant que ces souvenirs soient exacts, le Cardinal a logé chez l’oncle Eugène au Deuzeld où il a aussi diné la veille au soir. Au cours de cette soirée, les onze enfants, nous étions relégués à l’étage, mais on me fit descendre “pour dire bonjour” au Cardinal. Un autre souvenir, amusant celui-là m’a souvent été raconté: Selon les lois ecclésiastiques, la veille de la Consécration d’une église, le jeûne était obligatoire pour l’évêque consécrateur et pour tous les paroissiens. On en obtenait cependant facilement dispense. Au moment de se mettre à table on demanda au Cardinal d’accorder cette dispense et avant qu’il eût le temps de répondre, ce fut son secrétaire qui déclara “Nous accordons la dispense”. Ce “nous” et cette décision secrétariale fit, parait-il, sourire les invités.
En 1902 on plaça derrière le Maitre-Autel un vitrail avec l’inscription “Piae Memoriae D et Eugenii Meeùs et D et D Xaverii Meeùs fundatorum hujus Ecclesiao; 1902 - A la pieuse mémoire de M. et Mme Eugène Meeùs et de M et Mme Xavier Meeùs fondateurs de cette église. -1902.
C’est peut-être ici l’occasion d’élucider un point quelque peu obscur. En effet le texte de l’abbé Goetschalckx et la requête au Ministre de la Justice ne laisse aucun doute : c’est Xavier Meeùs qui fonda l’église. Mais d’autre part le registre des délibérations du Conseil de Fabrique mentionne qu’en date 10 décembre 1899 M. Eugène Meeùs a exprimé le désir de faire don à la Fabrique d’Eglise (par acte notarié passé devant le notaire De Bruyn à Schoten) de l’église et du terrain sur lequel elle est construite. Comment concilier les deux ? C’est assez facile je crois. Eugène Meeùs était propriétaire des terrains. On évita des actes de vente inutiles et onéreux et on construisit sur son terrain. Légalement c’était donc lui le propriétaire, et lui qui par acte devant notaire devait en céder la propriété.
Je n’ajoute qu’une remarque. Je crois que ce que Papa a donné ainsi à l’église lui est maintenant et pour l’éternité beaucoup plus utile que tout le reste. Nous n’emportons là-haut que ce que, ici-bas, nous avons confié à Dieu.
Puissent les descendants de Xavier Meeùs ne jamais oublier cet exemple.
Don Edmond Meeùs,
Noël 1972








